Célestin Freinet, célèbre pédagogue appartenant au mouvement de l’Éducation nouvelle du XXe siècle, attribuait une grande place à l’autonomie et à la liberté dans sa vision de l’éducation. Moins connue est son explication du cadre fourni par l’adulte à l’enfant sous forme de « recours-barrière » à adapter à chaque étape de son développement. Focus sur cette notion qui fait écho à nos débats passionnés sur les limites éducatives avec Fabienne-Agnès Levine, psychopédagogue.
Les relations entre l’enfant et son milieu
Dans notre société, l’éducation englobe les trois grands axes que sont l’épanouissement, l’instruction et la socialisation, avec une prédominance de l’un ou l’autre selon le projet des parents ou des professionnels. Les différents styles éducatifs, qui peuvent aller de la permissivité jusqu’à l’autoritarisme, sont sources de débats dans lesquels la question des limites est forcément présente. En effet, le jeune enfant, en plus de son besoin d’être aimé et respecté en tant que personne, a besoin aussi d’être sécurisé et protégé. Aider l’enfant à bien grandir passe par lui donner des repères qu’il peut vivre comme des freins à sa liberté, qu’on les appelle règles de vie, interdits ou limites. Freinet résumait la situation dans un style
poétique en évoquant des éléments de la nature : « Le grand drame de l’éducation d’aujourd’hui vient de ce déséquilibre permanent entre le milieu interne d’une part de l’individu qui atteint et a besoin de conserver pour vivre un minimum d’équilibre et d’harmonie, et un milieu externe sans cesse en mouvement, continuellement agité par les pierres qui éclaboussent en produisant des ondes qui se heurtent et contrarient comme des vagues folles. »
La nature comme modèle
En 1940, pendant une longue période d’emprisonnement lié à son engagement politique, Célestin Freinet en profite pour rédiger un livre de conseils éducatifs, dont le premier tome comporte plusieurs pages sur la petite enfance. Dans cet « Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation », qui sera publié en 1953, on découvre un instituteur qui, plutôt que parler de l’école, s’improvise psychologue et spécialiste de la parentalité. Il y expose sa vision de la société et développe des pensées originales et nourries de son rapport viscéral à la nature. Son style, souvent lyrique, emprunte des images à l’agriculture : « L’enfant naît et grandit comme le grain de blé. Si le milieu où il se trouve assure les principes essentiels à son alimentation, ni trop dilués, ni trop concentrés, dans une atmosphère favorable, ensoleillée de vive lumière et d’affection attentive, le jeune être monte lui aussi avec le maximum de puissance dont il est capable. » Il s’aventure également dans des analogies entre le comportement des animaux et celui des enfants. Pour défendre les apprentissages aléatoires qui, chez tous les petits mammifères, naissent de l’expérience et de la répétition, il compare le bébé qui porte sa cuillère vers son front ou son nez avant d’atteindre la bouche au chat lorsqu’il cherche à entrer dans la maison en se heurtant à une fenêtre fermée avant de trouver la bonne voie d’accès. Cette loi du tâtonnement se vérifie aussi en observant les troupeaux de brebis et de chèvres qui cherchent leur chemin jusqu’à l’étable, au retour d’une période de pâturage. Pour expliquer l’équilibre entre le respect de l’instinct présent à la naissance et l’aide que l’adulte peut apporter par l’éducation, Freinet décrit longuement la manière dont les oiseaux arrivent ou non à construire leur nid tout seul, en affirmant « Vous offrirez à l’oiseau la possibilité de satisfaire ses besoins instinctifs. » S’en suit le conseil : « Si vous sentez l’oiseau inquiet et si vous devinez l’objet de son douloureux équilibre, vous pourrez, avec sollicitude, poser un peu de laine aux abords des feuillages, où il se préparer à nicher. » Il met en garde contre la tentation de subvenir à tout obstacle dû aux changements du milieu, en épargnant au petit de trouver ses propres moyens en vue de s’y adapter. De même qu’installer les oiseaux dans une cage pourvue de tous les éléments pour faire leur nid est une
fausse bonne idée, il met en garde contre « une pédagogie maladroite, à courte vue, qui vous a donné un semblant de succès provisoire dans le milieu artificiel que vous avez préparé mais qui est sans valeur dans le réel milieu de vie. »
L’élan vital de l’enfant, un « torrent de vie »
La métaphore principale développée par l’auteur cité est celle du torrent de vie, composée des gouttes d’eau qui grossissent et dévalent du haut de la montagne jusqu’à la vallée : « À la naissance, la puissance du torrent n’est encore qu’une virtualité, dont la réalisation est conditionnée par les circonstances naturelles qui ont porté le flot sur le flanc de la montagne, d’où il va dévaler, en acquérant toujours plus de puissance et d’élan. » Pour aider à cette poursuite, le long de tous ces chemins, on trouve aussi des barrières. Elles sont tantôt faciles à enjamber pour courir dans les prés, tantôt si hautes qu’elles obligent à suivre la seule voie qui est ouverte. Selon le type de paysage et ses dangers, c’est tantôt une chance pour l’enfant d’être empêché de passer par-dessus la barrière, tantôt un frein au plaisir de la promenade.
Les paysages que décrit l’instituteur Célestin Freinet sont ceux qu’il connaît bien, pour y avoir grandi, à savoir les montagnes et ses sentiers au-dessus de Nice. Pour lui, le secret de l’éducation, mis en parallèle avec les aléas d’une route escarpée, tient dans l’équilibre entre une fonction « recours » et une fonction « barrière » assurées par l’environnement matériel et humain que rencontrent les enfants au cours de leur développement.
Différents types de recours-barrières
Un concept clé de la pédagogie Freinet est celui de l’« expérience tâtonnée », pour évoquer l’auto-apprentissage dont il ne faut surtout pas priver l’enfant, dès le plus jeune âge. Le défi, pour les parents, est de poser des limites éducatives, tout en lui permettant de faire ses propres expériences et ainsi, développer sa confiance en lui : « Selon les cas, c’est la fonction recours qui primera ; dans d’autres cas, ce sera plutôt la fonction barrière ; la plupart du temps, il s’agira de barrières essentiellement mobiles, adaptées à l’âge des individus, à leur potentiel de puissance, aux difficultés du chemin. » À l’appui de schémas, il distingue le milieu « aidant », lorsque les barrières sont posées suffisamment loin et laissent l’enfant faire ses expériences, le milieu « accaparant », lorsqu’elles sont trop rapprochées et le milieu « rejetant » lorsque restent seulement les barrières, sans recours prévu.
Pour Freinet, les recours sont toujours à privilégier par rapport aux barrières. Parce qu’il n’envisage pas d’« éducation hors de la nature, sans une participation directe à ses lois, à son rythme, à ses obligations. », il énonce comme premier recours celui de la nature mais ne fournit pas d’exemples très explicites. Il affirme juste : « Si vous avez l’avantage d’être à la campagne, laissez le tout jeune enfant se baigner totalement et en permanence dans la vie de la nature. […] Si vous êtes à la ville, tâchez de réaliser au maximum un milieu assez vaste et assez riche pour compenser dans la plus large mesure possible la nature absente. » Les autres recours se présentent sous la forme d’une « personnalité bienveillante et généreuse » dans l’entourage de l’enfant : il les nomme « recours famille » et « recours société ». Pour autant, inutile de chercher des réponses aux problèmes d’aujourd’hui dans ce texte ancien. Vous ne trouverez pas de préconisations sur la gestion des situations conflictuelles et la confrontation aux interdits qui alimentent les débats actuels sur l’éducation positive et bienveillante. Pas de réponses, mais des propos inspirants
Il y a plus de quatre-vingts ans, Freinet pointait déjà les difficultés de la fonction parentale : «Les parents se préoccupent davantage aujourd’hui de leurs enfants ; ils s’en préoccupent parfois trop, ou plutôt ils rompent sans s’en rendre compte l’indispensable équilibre né des règles de vie. Et nous tombons alors dans les pires erreurs d’éducation, qui sont peut-être beaucoup plus qu’on ne croit à l’origine du déséquilibre individuel contemporain. » Il ne faut pas attendre de la lecture de son essai de psychologie sensible autre chose que des pensées inspirantes, tant le contexte dans lequel les enfants grandissent ont changé : déficit de nature, exposition aux écrans, familles restreintes … Ce qui reste intemporel est le fait qu’à chaque époque, parents et professionnels cherchent où et comment déplacer le curseur sur une ligne de conduite qui irait du « tout permis » jusqu’au « tout autoritaire ». Une phrase de la fin du livre peut faire sourire car elle encourage à relativiser les inquiétudes contemporaines : « Nous sommes au siècle de l’enfant gâté, et la chose est grave. »